Le Père Leleu, troglodyte à Saint-Moré
- roberttimon
- 22 sept. 2023
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François Pierre LELEU naît en 1836, à Paris, dans la famille d’un maître blanchisseur du faubourg Saint-Germain. Son père l’envoie chez les frères du Gros-Caillou en 1848, pour sept ans. En 1855, il a le « niveau bac » dirait-on aujourd’hui, faute de savoir s’il a ou non passé l’examen.
En 1856, il est garçon marchand de vin dans les restaurants de nuit des Halles. Il épouse Clémence BABAULT, à Vaugirard, le 2 mai 1857. Ils ont trois enfants et s’établissent à leur compte rue de Vaugirard. En 1863, sa fille de quatre ans décède et il fait faillite. En 1866, il embarque pour l’Algérie.
D’après le Dictionnaire du mouvement ouvrier, de Maitron, la participation de LELEU à la Commune n’est pas avérée:« Au-rait participé à la guerre de 70 et peut-être à la Commune ». Mais il n’existe aucune fiche au nom de LELEU dans les archives des Conseil de guerre au fort de Vincennes.
Il arrive à Saint-Moré en 1886, ou, plus exactement, à Arcy-sur-Cure où réside un certain Guyard, industriel exploitant une carrière d’ocre qui l’embauche comme terrassier. La carrière forme une grotte artificielle dans la côte de Chair, sur la commune de Saint-Moré. Les terres sont chargées dans la vallée et, de là, transportées jusqu’à Voutenay où on les traite pour en extraire l’ocre.

Rapidement, l’affaire périclite. LELEU se retrouve sans emploi, contraint de se louer pour des petits travaux à la journée. Les curés archéologues des environs, l’abbé Parat, curé de Bois d’Arcy, l’abbé Poulaine, curé de Vou-tenay, utilisent volontiers ses servi-ces. La grotte de Guyard se trouvant désormais vide, le quinquagénaire décide d’y élire domicile et dote l’endroit d’aménagements sommaires. Sur les cartes postales qu’il vendra plus tard aux touristes, on voit un banc, un grand baquet de bois, une petite table… Sa « chambre à coucher » se trouve sur la droite, séparée du vide par un muret en pierres sèches. De son lit de fougères, l’occupant jouit d’une vue imprenable sur la Cure.
« J’ai personnellement eu l’occasion de rencontrer le père LELEU dans la grotte où il s’était installé, avec tout son environnement, notamment, des chiens de garde et, dans des bouteilles, des vipères bien vivantes. Ce refuge était une sorte de bric-à-brac où l’on trouvait, mélangés, les éléments de sa subsistance et des objets d’archéologie découverts dans les grottes » écrivait, en 1971 Marcel Gauthier dans l’Écho d’Auxerre.
Loin de se tenir à l’écart de l’humanité, « l’ermite de Saint-Moré » ne demandait pas mieux que de faire visiter son repaire, moyennant finance, s’entend. Il n’était pas rare, racontait Mme Mongellaz dans une communication faite en 1965 à la Société d’Études d’Avallon, d’entendre un paysan du coin héler le troglodyte : « Hé, pée LELEU, e yée un parigot que vourot voie tai grotte, es-ce qu’o peut monter ? »
En s’aidant d’une corde, le touriste parvenait à prendre pied dans la vaste cavité, au milieu des chiens et des lapins. Le maître de céans faisait les honneurs du vaste domaine qu’il s’était approprié, en paroles tout du moins : « Ma maison, mes rochers, mes champs, ma rivière... » aimait-il à dire.

Selon les jours et les visiteurs, il jouait un air de vielle, déclamait des poèmes de sa composition, racontait des histoires plus ou moins pimentées. Son grand plaisir : « épater le bourgeois » en lui mettant sous le nez les vipères vivantes qu’il conservait et nourrissait dans des bocaux. Le visiteur au cœur bien accroché (les verres étaient sommairement rincés dans l’eau de la Cure) pouvait siroter une bière ou une limonade bien fraîche ; il était invité à conserver un souvenir de cette étonnante balade en acquérant quelques cartes postales ou la biographie de son hôte, parue en 1897 et rédigée par un certain Jho Pale (pseudonyme d’un journaliste clamecyçois). L’amateur d’archéologie pouvait même repartir (toujours moyennant finances) avec des ossements ou des vestiges préhistoriques glanés dans les grottes alentours.
L’abbé Poulaine appréciait fort sa collaboration : « Parmi la faune redoutable de ces époques lointaines, dont les restes ont été exhumés par le vieux troglodyte, il faut citer le mammouth, l’ours des cavernes, la hyène, le rhinocéros. De nombreuses sépultures préhistoriques, des vases en terre, en verre, des objets en bronze, des lances gallo-romaines, etc. lui doivent d’avoir revu le jour. »
1887
Cette année-là, le Père LELEU invite une compagne de rencontre à venir le rejoindre. Alice Almire LIÉZARD quitte Paris pour Saint-Moré. Était-elle avertie du domicile pour le moins original qu’elle allait trouver ? Celle que LELEU dénommait « la Bourgeoise » ne survivra que quatre ans à sa nouvelle, et fort rude, existence. Très vite, elle tombe malade et se couche pour ne plus se relever. Un soir, l’abbé Poulaine lui donne l’extrême onction. Il raconte : « Par une tempête de neige, je l’administrai à la lueur des torches et au bruit sinistre du vent s’engouffrant dans la caverne. Un grand duc, chassé par la tourmente vint à ce moment s’abattre au pied de l’humble couche de la mourante. » Elle décède le 3 décembre 1891, à l’âge de 48 ans. « Il a fallu glisser le cercueil au flanc de la montagne ; on n’y est parvenu qu’au prix d’infinies précautions et de rudes efforts. » écrivit à l’époque la Revue de l’Yonne. Le transport au cimetière s’effectue à l’aide d’une brouette.
1913
A 76 ans sonnés, le vieux troglodyte semble se porter comme un charme lorsque suvient sa mort brutale. Le Revue de l’Yonne du 30 janvier 1913 raconte : « Lundi matin, vers sept heures et demi, M. Momon, épicier à Arcy-sur-Cure, arriva au faîte du cordillon. Il fut salué par les aboiements furieux des quatre chiens du père LELEU et, contrairement à son habitude, le vieillard ne vint pas à sa rencontre. Avançant de quelques mètres, il aperçut le père LELEU qui gisait allongé sur le sol humide, les bras crispés, la tête en sang. Fidèle entre les fidèles, la chienne favorite du vieillard, Lisette, était accroupie sur les jambes de son maître. M. Momon n’eut point de peine à se rendre dompte que le père LELEU était mort. »
Le parquet d’Avallon fut avisé, une autopsie fut pratiquée. Gendarmes et justice conclurent à une mort accidentelle : s’approchant au bord de sa terrasse pour satisfaire un besoin naturel, le vieil homme avait pu être pris d’un malaise et tomber dans le vide, se blessant grièvement.
Thèse développée en janvier 1913 par le Journal de Clamecy : sans doute assommé par sa chute terrible, le père LELEU n’était cependant pas mort ; il serait parvenu à remonter dans sa grotte avant de retomber, épuisé, et de succomber.
Selon les conclusions du médecin légiste, la mort survint par une congestion cérébrale causée par le froid.
Proposé par AP
Sources :
- Article d’un bulletin de la Société d’Études d’Avallon pour 1963, concernant une communication de madame Mongellaz.
- Roman de Jean-Pierre Brésillon, d’après un manuscrit de son grand-père, Edouard Rousset -1890-1980), maître d’école de l’Yonne.
- Article de madame Françoise Lafaix paru dans l’Yonne Républicaine en 2002 (11 mars 2002?).
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